Elias - 18
Elias sentit son estomac se nouer et une angoisse remonta de son ventre pour se coincer dans sa gorge. Son genou qui ne lui faisait presque plus mal se réveilla à cet instant comme pour lui rappeler sa course effrénée sur le plateau craquelé. Il s’attendait à tout moment à voir celle-ci se lever et lui sauter à la gorge, mais son corps refusa de bouger. Elle était blessée. Du sang coulait de son oreille et de sa bouche, elle se tenait la cuisse. Elle avait la même couleur de peau violacée que celle qui avait coursé Elias, les mêmes os saillants sous la peau. Pourtant, son regard ne transmettait rien de l’agressivité qui habitait celle qu’Elias avait croisée quelques jours plus tôt. Aucune animosité, ou prédation. Elle semblait même apeurée, et tentait de reculer entre les racines d’un charme pour s’écarter des nouvelles venues.
L’herboriste se sentit submergé d’émotions contraires, ses habitudes et son envie d’apporter du soin étaient mises en échec par cette inquiétude qui le prenait aux tripes. Coralie avança d’un pas, qui décrocha un sanglot de l’errante acculée. Coralie marqua un temps d’arrêt, puis saisit le poignet d’Elias pour le tirer en avant. Celui-ci, figé depuis son arrivée sur les lieux ne bougea pas d’un pouce. Son esprit tournait comme un têtard dans une flaque d’eau de pluie ; il n’allait nulle part, ne savait plus comment agir. Le regard dur que Coralie lui jeta l’extirpa de sa stupeur : ni espiègle, ni cynique, plutôt déçu et froid. Il n’avait encore jamais reçu de dédain de sa part et il n’arriva pas à comprendre cette réaction. Elle avança ensuite à proximité de l’errante. Il voulut lui crier de s’écarter, de ne pas s’approcher, que les errantes étaient dangereuses et qu’elle le savait. Mais son œil se posa à nouveau sur le visage de la blessée : le visage abîmé, les yeux mouillés. Elle semblait jeune, une enfant. Ses jambes le démangèrent, il rejoint Coralie.
À un pas d’écart, les inconnues se scrutaient. D’un côté, debout, bercées d’histoires sur les errantes charognes et assassines, les deux acolytes peinaient à faire du sens de la blessée à la peau pourpre recroquevillée sous leurs yeux. De l’autre, à terre, l’errante était le portrait d’une renarde qu’Elias avait croisé un jour. La patte coincée dans un morceau de grillage rouillée, il y décela le même mélange d’émotions dans le regard : un défi sur un fond de désespoir. L’air d’appeler à l’aide en montrant les dents, de dire «approche, essaie si tu l’oses».
Cette sensation de terrain connu détendit Elias juste assez pour qu’il reprenne contrôle de ses mouvements. Il s’assit là, à un grand pas de distance, hors d’atteinte, et demanda à Coralie de faire de même. Il commença ensuite à parler à voix haute, s’adressant à l’errante. Sans savoir s’il serait compris, il essayait d’apaiser la tension démesurée qui figeait l’air ambiant. L’herboriste se présenta, parla des charmes et des chênes qui les surplombaient, des clématites, des anémones. Il se sentit bredouiller au début, puis gagner en assurance au fil des phrases. Il s’adressa ensuite à elle pour lui demander ce qu’elle faisait là ; elle ne répondit pas. Coralie prit la parole.
- On va pas te faire de mal. On voulait juste faire une pause dans notre voyage – on a laissé les vélos là-bas - et on t’a entendu en passant sur le chemin. Ehm, tu sais, on a de l’eau si tu veux nettoyer tes blessures.. et à manger aussi. Si tu veux je peux aller les chercher. Ou si tu veux qu’on parte…
L’errante la dévisagea un instant de ses yeux rougis par les larmes, passa ses doigts sur sa lèvre ouverte et sa joue où du sang et des larmes se mélangeaient. Puis elle lui répondit. Elias ne comprit pas bien son prénom – Martha peut-être. Elle les comprenait. Elle avait un accent proche de celui du sud du Jura, comme le couple de meunières qui venaient souvent passer une soirée au bistrot des Éphémères.
- Manger j’veux bien. L’eau aussi.
Elle désigna son oreille.
- Ça fait sacré mal.
Elias, qui n’arrivait de nouveau plus à formuler un propos depuis que l’errante avait ouvert la bouche, se leva en marmonnant qu’il allait chercher l’eau. Coralie lui fit un signe de tête en restant assise, ses épaules relâchées témoignaient d’une certaine assurance retrouvée. Il se dépêcha tout de même et revint avec un sac d’où il sortit de l’eau, un morceau de pain et des carottes, mais aussi des morceaux de tissu et un savon.
Il s’approcha cette fois davantage et aida la blessée à s’adosser contre le tronc du charme. Elle prit laborieusement quelques gorgées d’eau, puis plissa les yeux en fixant Elias qui se saisissait d’un tissu. Il lui demanda si elle voulait nettoyer ses contusions ou s’il pouvait l’aider à cela. Elle acquiesça, mais sa mâchoire se contracta quand la main d’Elias s’approcha de son visage. De ses yeux rouges perla une nouvelle larme. Elias, quant à lui, tentait de ralentir sa respiration avec l’espoir que sa main cesserait alors de trembler. Le vent au-dessus de leur tête souffla fort dans les branches, emportant les craintes, encourageant un contact que tout deux semblaient redouter. Mais qui se fit.
Avec toute la douceur qu’il réussit à insuffler à sa voix, et demandant régulièrement si ce qu’il faisait convenait, Elias passa son tissu humide sur la joue, la lèvre et l’oreille de la blessée, puis sur des éraflures aux bras et aux jambes. Il appliqua aussi le savon désinfectant et cicatrisant qu’il avait confectionné, et marqua une pause chaque fois qu’elle semblait en souffrir. En passant sur sa peau violette qui semblait tendue à même ses os, d’une maigreur inquiétante, il eu l’impression que son corps entier n’était qu’ecchymoses. Si étrange. Il chercha des précisions sur les zones douloureuses et elle lui indiqua ses côtes, sa hanche, sa jambe. Elle sembla davantage en confiance et reprit même la parole pour les éclairer sur ce qui lui était arrivé.
Cette fois-ci elle développa, au prix de grimacer chaque fois que sa lèvre s’étira. Malgré sa manière de parler en mâchant ses mots, Elias parvint à décrypter davantage ses propos. Arrivée en ville, un groupe de jeunes l’avait prise en chasse sans raison, lui avait crié dessus et cognée. Des gens qui l’avaient vue avaient passé leur chemin. Elle avait réussi à atteindre la forêt et s’y cacher. Au loin, elle avait entendu des membres du groupe lui lancer qu’iels reviendraient la chercher. À l’arrivée d’Elias et Coralie, elle pensait qu’iels allaient la tuer. Elle termina son récit sur un frisson, les yeux braqués au sol.
Coralie, qui était restée en retrait pendant quelques temps, profita du silence qui suivit pour lui tendre un morceau de pain. Elias, lui, recula pour lui laisser de l’espace. Il avait aussi cru qu’elle essaierait de les tuer et ne comprenait toujours pas grand-chose à la situation. L’errante se saisit du morceau de pain quand elle le vit et croqua dedans. Sa lèvre lui rendit l’action douloureuse, mais elle le mâcha ensuite avec une respiration profonde, calmée. Bien que ses yeux restent gonflés, ses larmes ne coulaient plus.
Si à présent Coralie et la blessée projetaient un apaisement apparent, Elias lui grattait le sol, traversé de séries de questions : Comment pouvait-elle être lucide ? Pourquoi les autres errantes ne l’étaient pas ? Savait-elle pourquoi elle avait une peau violacée ? Pouvait-on en guérir ? D’où venait-elle ? Que faisait-elle là ? Il les ravala pour l’instant. Le sang qui coulait de l’oreille de la blessée n’était pas bon signe. Elle devait avoir du calme, du repos et des soins adaptés, pas un interrogatoire entre les racines tordues et les feuilles mortes.
Impossible de repasser par la ville. Coralie avait vu un point plus au sud sur le plan qui indiquait «centre de soins», et proposa d’avancer dans cette direction pour y trouver un lieu pour au moins s’y reposer. Iels empruntèrent un chemin qui longeait la lisière, Coralie poussant les vélos et Elias soutenant celle qui semblait s’être pris plusieurs coups dans les jambes, les hanches et le dos. Elle trébuchait régulièrement et eût besoin de pauses fréquentes ainsi que de s’agripper avec la force qui lui restait à l’épaule qu’Elias lui prêtait.
Coralie faisait des allers retours sur le chemin pour vérifier que le groupe de jeunes agressives ne pointeraient pas leur nez soudainement. Que feraient iels si un groupe se pointait ? Elias repérait en avançant les buissons touffus pour se cacher, ou à minima pour y dissimuler la jeune qu’il soutenait et que ce groupe semblait avoir prise pour proie. Lorsque le chemin était assez large, Coralie se déplaçait parfois à leur côté. Elle restait principalement silencieuse, mais osa une question qu’Elias gardait pour un moment hypothétiquement meilleur.
- Pourquoi t’as la peau bleue ? Pas tombé dans un pot de peinture quand même ?
La blessée s’arrêta pour reprendre son souffle.
- Payerne.
Elle avait déclaré ce mot comme de dire que le bouleau est un arbre ; une évidence. Elias et Coralie échangèrent une moue perplexe, dans un silence gêné. Elle reprit devant leur incompréhension :
- La radioactivité qui remonte. Moi j’ai tourné y a pas long, mais de plus en plus de bébés naissent avec la peau comme ça, y passent pas l’année. Les pourris qu’ont la ville sont sûrs qu’c’est une maladie transmissible – avec les épidémies, tout ça, mais ça fait un bail que des gens tournent… Et les pourris les chassent, nous chassent, jeune ou vieux, peu importe.
Le silence retomba pendant les minutes qui suivirent. Payerne, le plateau craquelé, le lac, l’usine. Elias sentait que dans la région se tramaient des choses qui le dépassaient. Dans le Réseau, il complétait en tant qu’herboriste l’équipe de soin et ne se déplaçait que peu. Comprendre et informer de la situation des régions voisines et même – lorsque les nouvelles arrivaient – de la situation mondiale, étaient la tâche des informatrices, pas la sienne. Il constata pourtant être à une place de choix pour tenter de ramener dans ses montagnes de quoi soigner l’épidémie tout en fournissant quelques pistes sur ce qui se tramait dans le plateau. Le cercle se positionnerait alors sur l’implication du Réseau dans ces affaires : les engagements dans de nouveaux liens ou luttes passaient par un long processus.
Elias brisa le silence en apercevant un immeuble intriguant à travers les arbres. Sur la façade figuraient des symboles similaires à ceux présents à la ferme. Le même poing levé. Un drapeau violet et noir. Une flèche traversant un cercle en zigzaguant comme un éclair. Pour le peu d’informations qu’iels avaient sur cette ville, c’était sûrement la meilleure indication d’y trouver des alliées. La blessée épuisée accepta que Coralie aille voir et d’attendre avec Elias à l’ombre de la forêt. Une chambre calme pour gagner un peu de repos et penser la suite ferait du bien à tout le monde.
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