Elias - 20

La cloche résonna dans les étages.

- Nouvelles du monde !

En quelques instants, le calme apparent disparut sous les bruits de porte et de pas. Des dizaines de semelles claquaient sur les marches en direction de la grande salle commune. Au centre de la cage d’escalier descendit une plateforme activée par des poids et la force de deux personnes qui étaient déjà au rez-de-chaussée. Coralie, qui croyait avoir déjà croisé tous les occupants de cet immeuble ou presque, resta bouche bée devant ce rassemblement soudain de nouvelles têtes sortant de toute part.

La surprise passée, Elle dévala les étages au rythme de celles qui l’entouraient et arriva en bas en même temps que la plateforme centrale. Celle-ci verrouillée, trois personnes en descendirent. La première, cheveux gris aux pointes violettes, s’appuyait sur une canne et l’épaule d’un jeune pour avancer. Les deux suivantes marchaient derrière, doucement, saluant les habitantes qui passaient d’un signe de tête.

La grande salle commune était un appartement entier où les murs centraux avaient été abattus. Deux piliers subsistaient pour aider à la structure dans cette pièce démesurée qui comportait une spirale de coussins, canapés, fauteuils et bancs, surélevés pour ceux proches des murs. Les meubles étaient tournés vers une estrade en bois au centre. Tout l’immeuble s’installait aux divers endroits, certaines personnes couchées sur des tapis ou debout au bout de la spirale. Coralie repéra Elias sur un canapé et s’empressa d’aller s’asseoir à côté. Elle avait le sentiment de se sentir mieux mieux vers lui qu’avec les personnes qu’elle n’avait côtoyées qu’une heure et qui de toute façon discutaient de toute part avec d’autres habitantes. Un point de repère n’était pas de trop au milieu de cette foule. Son acolyte lui sourit quand elle s’assit.

Une fois l’immeuble installé confortablement, trois personnes se placèrent sur l’estrade. Toutes trois avaient des cheveux foncés et une coupe au carré, des bracelets en bois aux poignets et un uniforme vert foncé. Elles se ressembleraient assez pour être des sœurs si leurs yeux, leur nez et leur menton s’étaient aussi accordés. Elles avaient une prestance impressionnante, théâtrale, de celles qui vont parler à une salle pleine et ont l’habitude de le faire. Elles se présentèrent.

- Bonjour bonjour ! Coursières habituées des lieux, nous nous présentons par principe et parce que j’aperçois aussi de nouvelles têtes. Voici Delta, qui vous transmettra les besoins logistiques de la région. Fax, pour ce qui est des nouvelles plus lointaines. Et moi-même, Gentiane, pour ce qui est de la lutte des trois-lacs. Nous vous transmettons, ensemble, des nouvelles de la par du MONDE : le Message Obstiné, Nul, Décevant et Exaspérant.

La personne derrière Coralie éclata de rire – ce qui la fit sursauter – et fut suivie par une grande partie de la salle. Elles attendirent quelques instants, puis la coursière nommée Fax reprit.

- Non, bien sûr. Elle ne sait pas bien vendre notre passion. Nous sommes le MONDE : des Martres Obsédées qui Naviguent vers Diverses Équinoxes…

Elle avait dit cette phrase en faisant un grand geste vers le ciel, et déclencha de nouveau rires. Quand ils retombèrent, Delta enchaîna.

- Le monde, le monde. Il y a quatre ans, nous vous promettions d’en transmettre des nouvelles et réparer le système d’information qui a été enterré avec la famille de Joanna. Nous ne vous avons pas fait défaut, nous sommes là et continuerons à transmettre les Messages, Observations, Nouvelles et Dépêches qui donnent de l’Espoir. Je commence par des besoins matériel et humains. La ferme du cerisier a besoin de mains pour un chantier collectif ! Les rafales de l’année passée leur ont bousillé leur toit. L’équipe demande une dizaine de personnes si possible, pour dans dix jours. Comptez trois jours d’affilée sur place et c’est OK d’avoir jamais fait de charpente ou quoi, mais faut avoir l’envie et la capacité de grimper bosser sur un toit, y a déjà assez de monde pour la préparation en bas et la ferme est limitée en nourriture cette année.

Des mains se levèrent. Une, deux, trois… On arrivait à huit. Elle continua.

- Génial, merci ! Je verrai si les Marguerites peuvent mettre deux personnes aussi. Prochain besoin, en couture ! C’est un peu plus urgent mais pas vital, à voir si vous voulez participer ou non. C’est un besoin d’aide pour les costumes d’une parade d’enfants sur le thème de l’eau. Elle viendra de Broc et traversera Bulle. L’équipe d’organisation voudrait rappeler l’importance de préserver l’eau de la Trême qui a dépassé deux fois les niveaux de pollution phosphate et une fois celui des produits de transformation des médic’ le mois passé…

Coralie se demanda ce qu’elle fichait là. Elle se réjouissait d’entendre quelques nouvelles, mais les minutes passaient sur des sujets qui étaient si futiles. Elle voulait savoir si le passage pour Vevey était bon, s’il y avait des nouvelles sur l’épidémie, si elles savaient comment s’y rendre au plus court et s’il y avait un abri pour dormir sur le chemin ! Des déguisements, des chantiers… Elle observa les visages alentours. Presque toutes les personnes assises paraissaient plongées dans les questions et les nouvelles apportées. Elle hésita à se lever, mais elle était de l’autre côté de la pièce, il faudrait déranger tout le monde. Même Elias semblait captivé. Elle soupira et s’enfonça dans le fauteuil, le menton calé sur son poing pour reposer sa tête.

Elle capta quelques mots au fil des récits sans s’en sentir concernée le moins du monde et ne fut tirée de ses pensées que pas un brouhaha général. Elle se redressa et cligna plusieurs fois des yeux pour se reconcentrer. C’était déjà Gentiane qui avait repris la parole.

- Le mouvement de libération des trois lacs gagne beaucoup de terrain et pourrait bientôt sortir de la clandestinité. L’usine de Morat, cet endroit morbide qui a semé la mort dans le lac adjacent et asservit par la force des dizaines de fermes alentours, l’usine est tombée ! Plus rien ne fonctionne. Des dégradations en interne ont forcé tout le personnel à sortir, mettre l’usine à l’arrêt et s’écarter. Nous n’avons pas les détails croustillants de cette première partie, mais les groupes résistants des alentours ont pu reprendre le dessus sur la milice du coin, privée de refuge. Vu l’état des lieux, cela risque de prendre des années pour dépolluer l’endroit et y rendre un peu de vie, mais les responsables sont hors d’état de nuire et les marcheuses de Lyss ont accepté d’apporter du soutien matériel au mouvement local. C’est la fin de l’usine !

L’annonce eut l’effet escompté, les réactions fusèrent de partout.

- Incroyable !

- Vous êtes sûres?

- Youhouuu ! Bravo les copaines !

Elias se retourna vers Coralie, des étoiles dans les yeux.

- Tu te rends compte ? Calhoun, Lari et tout le groupe de LiVE doivent être si contentes ! Tu penses que…

Coralie fixait ses lèvres qui bougeaient toujours mais dont les sons qui en sortaient ne lui parvenaient plus. L’usine. C’était une si grande partie de sa vie. Et si c’était un mystère pour les coursières, elle-même voyait bien comment s’étaient passées les dégradations internes. Elle avait cru pendant si longtemps que, bien qu’elle n’y soit pas heureuse, son travail à l’usine permettait de sauver des vies au sud. Au laboratoire, on le lui rabâchait tous les jours. Elle n’avait jamais pensé détruire l’usine en partant, simplement se laisser du temps pour s’en aller avec de quoi payer les soins de son père. Qu’allait-il se passer pour les gens qui y travaillaient encore ?

Depuis qu’elle était partie, Coralie avait pourtant découvert de nombreuses personnes qui semblaient se débrouiller très bien sans l’usine. Pire, toutes les histoires racontaient le nombre de personnes à qui l’usine faisait du mal, les paysans asservis, la vie détruite. Elle avait été témoin en partant du rayon d’émanations toxiques du lac. L’usine. L’endroit qui l’avait recueillie quand elle n’avait nulle part où fuir. Et d’où elle avait fui. C’était différent maintenant. Entendre sa chute ne lui procurait tout au plus quelques questions, mais aucune tristesse. Avec ses connaissances nouvelles, elle se surprit à ressentir une bouffée de fierté.

***

Elias et Coralie terminaient d’écrire leur lettre à remettre aux coursières. Elias avait décidé d’envoyer un mot pour Anna, celle qu’il appelait son adelphe. Coralie n’avait pas tout a fait compris si c’était sa sœur ou sa compagne. Au fond d’elle, sans trop se l’expliquer, elle espérait pourtant que ce soit sa sœur.

Coralie se reconcentra sur son occasion de répondre à son père. Après avoir passé des nuits à imaginer ce qu’elle pourrait lui dire en le revoyant, elle avait déjà un discours plus ou moins écrit : Pardonner son père d’une histoire si vieille qui n’avait plus de sens ; partager des souvenirs de sa mère, Mélia, qui lui avait appris à se débrouiller en électronique et lui avait donné des bases scientifiques qui l’avaient bien aidée en débarquant à l’usine ; lui dire qu’elle arrivait, qu’elle l’aimait aussi, que ça allait s’arranger.

Coucher ces mots sur papier lui firent du bien. Les bras de son père lui parurent plus proches et cela la rassura. Mais elle ne pouvait plus traîner ici. Elias était du même avis. Mara – c’était donc ça – s’était dit bien entourée et avait besoin de repos, ils la laisseraient donc là. Leurs adieux furent courts, ils ne se connaissaient que peu, mais Mara leur montra une reconnaissance que Coralie trouva exagérée et elle se retrouva prise dans une étreinte qu’elle ne sut trop comment gérer. Elle n’avait pas reçu de câlin depuis son enfance et depuis ses parents.

Prêts au départ et laissant Elias à sa discussion avec une coursière sur les nouvelles du monde, elle remonta chercher son pantalon qui comportait plus de poches que ce short prêté. Il protégeait aussi ses jambes des branches basses qu’elle avait touchées de nombreuses fois en roulant à vélo. Elle croisa Val en haut, celle qui lui avait laissé de l’espace et du choix après ses explications, plutôt que de pousser à ce qu’elle utilise des outils qu’elle venait de découvrir. Celle-ci lui tendit un livre : Sexualité, fertilité, plaisir.

- Prends le temps de le lire, si tu peux. C’est un bouquin léger, ça devrait aller pour le voyage, et c’est celui qui m’a le plus aidé. Comprendre son corps, je trouve que ça aide à gérer sa relation au monde.

Val la regardait avec un doux sourire, une bienveillance qui la toucha.

- Merci. Mais tu n’en as pas besoin ? Tu sais, je sais pas si je pourrai te le ramener…

- T’inquiètes, c’est pas un exemplaire unique, y en a un autre à la bibliothèque du bas. Et sait-on jamais, si tu repasses dans le coin n’hésite pas à venir dire bonjour ou passer quelques jours, tu es bienvenux !

- Merci Val. Merci beaucoup.