Elias - 21

Elias tentait sans succès d’allumer un feu pour sécher ses vêtements. Contre un coin de la grotte, à deux pas des vélos, il espérait que les morceaux d’écorce sortis de son sac suffisent à faire prendre le bois humide. Dehors l’air était toujours électrique et l’orage tonnait méchamment. La pluie battante qui les avait surprises ne donnait aucun signe d’apaisement.

Sorties du squat avec l’espoir d’avancer, iels avaient vite remarqué les nuages noircis qui les accueillaient, et le tonnerre grondait déjà. Elias espérait pourtant que le ciel tiendrait plus longtemps avant de leur déverser des trombes d’eau acharnées sur la tête. Iels avaient hésité à faire demi-tour mais Coralie refusait de se diriger dans l’autre sens, et leur route les avait déjà menées bien en-dehors de la ville. Les deux cyclistes s’étaient rapidement retrouvées trempées jusqu’aux os.

Après avoir pris pour abri temporaire le couvert d’un bouleau pour protéger leurs affaires, Elias avait repéré une tache sombre dans la montagne qui devait être un renfoncement. Lorsque les premiers éclairs éclatèrent dans la zone, iels s’y précipitèrent sans plus de discussion, poussant leur vélo à travers un verger puis n’emportant que leurs sacs pour grimper à travers les arbres jusqu’à la paroi. L’entrée de la grotte était facile d’accès, iels s’y réfugièrent.

Le feu prit enfin. Elias poussa un soupir de soulagement. Il ôta ses chaussures, ses chaussettes et son t-shirt qu’il essora, puis les disposa sur des pierres autour du feu. Il ramassa le t-shirt de Coralie et ses chaussures dont elle s’était débarrassée avant de retourner chercher du bois, les aligna à la suite de ses affaires puis s’accroupit auprès des flammes. La route jusqu’ici n’avait pas été de tout repos. Il ne savait s’il trouverait son remède dans les Alpes, encore fallait il y arriver. Y arriver, et tomber sur le groupe des «on-dit» du bistrot, celleux qui avaient découvert une manière de se protéger de ce virus impitoyable dans le Jura. Prendre les choses une la fois, gérer le quotidien était généralement sa manière de fonctionner et cela lui garantissait de toujours pourvoir à ses besoins de base, s’assurer de boire, manger, dormir.

Elias ne put s’empêcher de repenser aux propos de Coralie qui l’avait accusé quelques jours après leur rencontre de dire aider des gens et pourtant prendre son temps. Il savait que leur vision du monde étaient différentes et qu’elle portait un fonctionnement plus tranché que le sien. Il restait convaincu que l’émerveillement se devait d’être la base de la vie. L’envie de découvrir, de comprendre, c’était souvent la meilleure façon d’aider. Mais au fond de lui, il sentait qu’elle n’avait pas complètement tort non plus. Il avait quitté un poste où des personnes comptaient sur lui en prétendant pouvoir leur offrir mieux ensuite. Il se devait d’aller chercher ce remède.

- Elias ! Viens !

Il sortit de ses pensées et se dirigea vers l’entrée de la grotte, d’où venait la voix de Coralie. Il la trouva à l’extérieur, sous une cascade formée par la pluie qui ruisselait et bondissait par-dessus les rochers qui les surplombaient pour continuer sa route sous leur nez. Coralie tournait sous cette cascade, les bras levés vers le ciel, et riait aux éclats. Elle s’arrêta de tourner et remarqua Elias. Elle lui adressa un sourire radieux.

- Allez, viens ! Mouillé pour mouillé, tu en es plus à ça prêt non ?

Dire qu’il la voyait encore quelques instants auparavant comme une personne attachée à l’efficacité, et voilà que c’était lui qui réfléchissait à l’importance d’avancer et elle qui jouait et semblait décompresser. Mais son rire était contagieux. Toujours planté là, il se mis à pouffer en l’observant tournoyer sous cette chute d’eau. Soudainement, elle repartit en direction de leur vélos en criant.

- Youhou, alleez, on continue à la nage !

Elias se prit au jeu et s’élança à sa suite. Le chemin pour redescendre était bien tracé, mais rendu périlleux par la boue et il manqua plusieurs fois de s’étaler. Il émergea à toute vitesse des quelques arbres qui poussaient dans la pente et arriva à leur vélo en même temps que Coralie. Celle-ci les dépassa et continua à courir en riant. Elle slaloma entre des arbres du verger, sautilla, dansa. Elias, qui s’était arrêté aux vélos, se sentit heureux de la voir ainsi.

Dans le ciel, le tonnerre avait disparu. La pluie continuait néanmoins d’arroser les lieux – les deux acolytes inclues – et n’avait qu’à peine faibli. Iels rirent et se coursèrent entre les pommiers et les poiriers jusqu’à s’arrêter, pliées en deux, tentant désespérément de reprendre leur souffle entre deux gloussements.

Quand Elias put enfin se redresser, Coralie l’observait. Ses yeux bruns ne lui paraissaient plus aussi froid qu’à leur rencontre ; ils portaient à présent la chaleur d’un feu de camp qui aurait pu faire sécher ses cheveux trempés par l’averse. Le visage et les bras de Coralie avaient pris une teinte bronzée qui détonnait avec son cou et la pâleur de sa peau d’alors. Maintenant qu’il la détaillait d’un œil neuf, il se demanda ce qu’ elle avait fait ou vécu pour se retrouver si peu en extérieur. Ses mains, abîmées, témoignaient d’un travail manuel exigeant. Cette personne qu’il avait côtoyée des jours durant restait un mystère.

Son attention se reporta sur le regard que lui portait Coralie. Elle avait une lueur énigmatique au fond des yeux et ses lèvres s’étiraient en un fin sourire.

- Essaie de me rattraper !

Elle bondit soudain, agrippa la branche du pommier qui la surplombait et s’éleva d’une traction agile vers la couronne de l’arbre. Elias resta un moment immobile, à terre, pendant que Coralie montait contre le tronc. La surprise passée, il agrippa la branche trempée et la suivit. L’escalade n’était pas longue, mais la pluie avait rendu chaque pas acrobatique et son corps n’avait plus l’habitude de ne pas toucher le sol.

Il arriva à la hauteur de Coralie et lui donna une légère tape sur le bras pour marquer qu’il l’avait rattrapée. Elle lui sourit et resta perchée sur sa branche. Il se cala contre une autre branche, large, et observa autour de lui. L’arbre portait les premières pommes de la saison ; elles paraissaient mûres. Le reste du verger en semblait rempli. Le feuillu dans lequel iels étaient grimpées dépassait un peu ses voisins, qui pliaient pour certains sous le poids de leurs fruits arrivés à maturité. Les variétés vertes, rouges et jaunes donnaient à l’ensemble des couleurs qui lui firent oublier un instant la douche qu’iels se prenaient en continu.

Coralie cueillit une pomme et croqua dedans. Elle l’envoya ensuite à Elias qui l’attrapa et en prit une morse. La pomme avait un goût vif, acidulé, dont Elias se régala. Celles reçues à la ferme étaient restées pour la plupart au squat et, avec la rencontre avec Mara, iels n’avaient eu qu’un bref moment pour manger. Il en était désormais ravi. Les pommes de garde qu’on leur avait offertes étaient certes nourrissantes, mais pauvres en saveur. Celles-ci tombaient à pic.

Elias relança la pomme à Coralie entre deux branches. Leurs passes durèrent jusqu’à ce qu’il engloutisse le trognon et tente de lui relancer la tige, qui se coinça dans une touffe de mousse gorgée d’eau. Iels décrochèrent quelques autres pommes pour la route, que Coralie laissa tomber au pied de l’arbre. Elle se mit enfin à redescendre et poussa Elias à l’épaule pour qu’il libère la branche où elle comptait passer.

Seulement, concentré sur la fine dentelure des feuilles sous son nez, il fut surpris par ce contact et sentit son pied glisser. Il se crispa alors et baissa les yeux sur sa branche. La découverte de la distance qui le séparait du sol acheva de le figer. Un élan de vertige le frappa, il frissonna et se sentit à deux doigts de chuter.

Il se revit dans le cerisier, Anna à ses côté, toutes deux effrayées. Leur panier était plein, leur récolte avait été joyeuse, Elias avait même enfin réussi à grimper quelques branches en surmontant son vertige. Il s’était senti proche de l’arbre, proche des oiseaux qui habitaient les cimes sans avoir besoin d’échelle pour s’élever. Puis les cris. Les coups de feu. Les deux enfants n’avaient pas su réagir. Iels n’avaient pas pu. Immobiles jusqu’à ce que le calme et la nuit soient venus poser un baume sur leur terreur. Redescendre de ces branches avait été le plus difficile. Cela demandait d’aller se confronter à la réalité. Aller découvrir les atrocités qui s’étaient déroulées pendant leur absence. Anna avait essayé maladroitement de l’aider à descendre. Ou était-ce lui qui l’avait aidée ?

Il entendait pourtant sa voix : «Inspire. Profondément. Remplis tes poumons d’oxygène jusqu’à ras-bord. Puis souffle, doucement, oui.». Non. Ce n’était pas Anna. Il n’était plus là-bas. La voix hésitante de Coralie avait reprit la place du souffle court et de la voix aiguë d’Anna. Il était avec Coralie, dans le pommier. Il sentit à nouveau les gouttes d’eau de pluie lui ruisseler sur les joues. Inspirer profondément. De l’eau salée atteint la commissure de ses lèvres, des larmes se mêlaient à la pluie. Expirer, doucement. Il émergeait d’un songe, un sens à la fois. Avec la conscience de sa peau trempée vint le froid. Il sentit des tremblements qui gagnaient ses jambes. Coralie le tenait par les épaules. La fatigue était là aussi. Il eût la sensation se ressortir d’un épais brouillard et distingua son acolyte, qui scrutait ses yeux.

Elias suivit les lentes respirations de Coralie pendant qu’il reprenait ses esprits. Il se sentait vidé de son énergie. Quand il la suivit, une branche à la fois, il dut mettre toute sa volonté pour rester agrippé à l’arbre avec ses mains gelées. Elle lui parla toute la descente. Surtout des endroits où placer ses pieds et ses mains, mais lui parla aussi de respiration.

- Mon père me disait quelque chose comme «Inspire fort, inspire tout le bleu du ciel en toi, sent comme il te fait du bien. Puis souffle. Souffle tous ces nuages gris qui t’occupent, ces tristesses et ces peurs, laisse-les se dissoudre dans les airs». Bon, là c’est sûr qu’avec la pluie c’est plus compliqué de trouver du ciel bleu.

Elle sauta par terre, amortit en souplesse.

- Voilà, là sur ta droite il reste une bonne branche pour te tenir ! .. mais avec le feu ça ira mieux, tu verras. Enfin, s’il est éteint je suis pas sûr de pouvoir le faire repartir, mais on verra ça là-bas.

Elias s’accrocha à la branche, laissa ses pieds pendre dans le vide, puis lâcha. Sa chute fut plus abrupte et son genou pesta, mais la douleur fut brève et il suivit Coralie qui se dirigea d’un bon pas vers leur abri pour la nuit.