Elias - 23

Elias sentit une douleur dans ses poignets. Les vibrations de la route caillouteuse lui remontaient le long du bras et il sentait des fourmis dans le bout de ses doigts. Il avait passé le coude de la rivière mais n’était pas encore à la jonction avec le ruisseau qu’il devrait suivre ; il se refusa une pause. Lorsque les cailloux étaient moins fréquents et que la piste ne présentait que peu d’ornières, il lâchait une main après l’autre pour la secouer vivement et calmer la démangeaison.

Des petits ponts de pierre traversaient ci et là le cours d’eau qu’il remontait. Il avait essayé une fois le côté Sud et avait dû faire marche arrière, la route n’était praticable à vélo qu’au Nord. Depuis, il jetait des coups d’œil à la berge en face. Il avait distingué une fois un groupe de chevreuils sous les arbres. Plus loin, des paysannes effectuaient des tailles légères dans un verger étagé qui entremêlait arbres et buissons, vivaces et annuelles.

La lumière déclinante lui indiquait qu’il avait pédalé toute la journée, s’arrêtant à peine pour avaler une pomme et un morceau de pain. Il lui tardait maintenant de s’offrir un abri pour la nuit. Rouler seul avait une autre saveur ; il avançait à son rythme. Vite, car il n’avait plus d’autre cycliste pour discuter. Lentement, parfois, car il voulait observer ces lieux nouveaux, ces odeurs et ces couleurs qui changeaient des Prises. Il parvenait à imaginer les réactions d’Anna face à ses découvertes. Pour Coralie, c’était plus compliqué.

Iels s’étaient séparées le matin même, après avoir partagé des instants joyeux et tranquilles. Leur bulle créée par l’orage avait eu un goût hors du temps, hors de leur nécessité d’avancer, de leurs impératifs de vie. Elle lui avait créé un anniversaire, une raison de célébrer la vie qui le rattacherait toujours à cet endroit où poussait la fleur qu’elle lui avait offert sans la cueillir. Son geste l’avait touché.

Comme une demande à la lune, il avait émis l’espoir de continuer la route avec elle, mais il était normal que chacune poursuive son chemin. Iels savaient depuis leur rencontre que leur destination n’était pas la même, qu’iels ne partageraient qu’un morceau de route. Leur échange l’avait pourtant bien marqué. Il s’y sentit à nouveau.

Coralie et lui avaient commencé à partir sans parler de leur route, mais s’étaient arrêtées rapidement. Le Moléson était une séparation claire. Leur route partait de part et d’autre de la montagne et ne se rejoindrait plus derrière. Aucune des deux ne semblait trouver les mots pour se souhaiter bonne route. Il exposa brièvement et à nouveau qu’il devait partir dans les Alpes en suivant la rivière, il partait à l’Est. Elle acquiesça sur son propos, il en ressentit un pincement au cœur. Celui-ci s’accentua quand elle déclara, adoptant le même ton que lui, qu’elle devait retrouver son père et passerait par l’Ouest.

Autour d’elleux le vent s’était arrêté, la pluie suspendue. Il ne restait que le bruit des gouttes glissant des pommiers et qui s’écrasaient au bord du chemin avec une régularité singulière, tel le tic-tac d’un métronome. Finalement il osa, sachant que ça n’avait aucun sens et sans être sûr de ce qu’il espérait comme réponse :

- J’aime beaucoup ta compagnie. Je sais que ce n’est pas approprié mais… Si tu veux, on pourrait faire encore un bout de route ensemble ? Passer par l’Est, derrière, et tu pourrais redescendre sur Vevey par les Paccots…

Il regretta ces mot instantanément. C’était si maladroit, et si absurde. Elle ne lui rit pas au nez. Au contraire, sa réponse fut calme et sérieuse, comme si elle s’était posé exactement la même question.

- Merci, mais non.

Évidemment. Il n’était qu’une personne croisée sur la route, un étranger. Elle n’avait aucune raison de le suivre. Elle marqua une courte pause, puis précisa.

- Je dois cesser de fuir.

Elle l’observa longuement, ses yeux bruns à la lumière tiraient vers le rouge et paraissaient chauds. Elle lui accorda un sourire nostalgique.

- Tu sais, j’ai fui toute ma vie. Petite, je fuyait de l’école, puis j’ai fui mes parents. J’ai maintenant fui de mon travail. Cette usine à Morat, celle qui a rendu le lac toxique, j’ai fui de là-bas aussi. Je dois cesser de fuir. Mon père est à une journée d’ici, je veux le revoir, je veux qu’il vive.

Captivé par son regard, Elias n’avait alors pas compris ses paroles sur l’usine. Il tentait maintenant de les décrypter et se sentit sot d’avoir ramené sa décision à lui. La machine à mort, elle avait travaillé là-bas. Qu’est-ce qui l’avait poussée à fuir ? Il se demanda si elle serait bien accueillie dans la ville qui semblait tant collaborer avec l’usine. Ce n’était plus vraiment son problème, il s’inquiétait pourtant pour elle.

Quand iels se quittaient, un oiseau magnifique s’était perché sur un chardon non loin. Un éclat rouge sur la tête, une bande jaune vif sur l’aile. Son apparition était le signe qu’une nouvelle page se tournait. Leur chemin, bien que différents, iraient vers des découvertes insoupçonnées, des expériences enivrantes, des rencontres fascinantes.

Il l’avait épiée alors qu’elle filait sur son chemin en direction de la grande route des villes. Comme une libellule, Coralie fonçait au-dessus du sol en direction de la suite de sa vie. Elle s’était retournée une fois, l’avait repéré et lui avait fait un grand signe de la main. Et comme ça, simplement, elle avait disparu. Depuis il roulait, tâchant de se focaliser sur la raison de son voyage mais ses pensées revenaient à elle sans cesse. Sa tête l’interrogeait, ses entrailles lui murmuraient des «et si».

Alors qu’il relevait la tête entre deux nids-de-poule, il devina que sa pause nocturne approchait. La jonction des rivières était là. Le croisement qu’il avait retenu et s’était noté sur un morceau de papier à partir des cartes trouvées dans la grande bibliothèque – au sous-sol du squat – cette confluence des cours d’eau s’étalait à quelques coups de pédale. Ce qu’il avait prit pour un ruisseau qu’il allait devoir longer dès le lendemain prenait ici l’aspect d’un torrent. Plus petit que la rivière qu’il suivait aujourd’hui, certes, mais gorgé de l’orage et de la pluie qui s’était accumulée dans le vallon avec une seule sortie : sous ses yeux.

Elias arrêta son vélo à côté du pont métallique qui passait en aval de la jonction. Côté Sud, il voyait l’abri dont Jax lui avait parlé. Une cabane de passage, sans porte, au bord de la route qui remontait vers les montagnes. Quelques bas immeubles et deux fermes entouraient ce replat au pied des géants de pierre. Un buisson de lavande magnifique était perché sur un mur. De son côté du pont, au nord, c’était un buisson de valériane. Une idée le traversa.

Son vélo et toutes ses affaires appuyées contre le pont, il descendit à pied vers le carré de plage qui était encore épargné par le courant. Il ramassa un caillou le long de la descente, qu’il fit tourner entre ses doigts. C’était un galet lisse, blanc, rayé de noir. Arrivé dans le sable, il commença à tracer des lettres au sol avec son galet. Un mot à la fois, il remplit tout l’espace entre l’herbe et l’eau des mots qui lui trottaient en tête et demandaient à sortir.

Quand ce fut finit, il le lut. Une fois, à voix haute, adressé au vent et aux montagnes, au ciel et aux valérianes. C’était ça, la boule d’émotion qui lui était restée dans la gorge au départ de Coralie. C’était son au revoir.

- «On sous-estime parfois la force d’un regard. Le sien m’aurait fait déplacer le Moléson si j’avais pu y gagner une journée en sa compagnie. On sur-estime parfois sa propre force. Je me serais acharné pour rien.»

Il remonta et traversa le pont.