Elias - 24

L’entrée se dressait devant elle. Les murs gigantesques à la teinte brune prétendaient vainement faire passer le béton armé pour de la terre, pour une matière douce et chaleureuse qui permettrait l’accueil des marchands et visiteurs, sous une démonstration de force de la ville. Rien à voir avec les palettes, les troncs et les grilles entremêlées qui protégeaient l’entrée de la zad. Ici, l’enceinte attestait encore des derniers conflits qui avaient touché la région et d’un besoin de se protéger de groupes armés particulièrement agressifs.

Les lourdes portes en acier étaient ouvertes sur le sas où étaient inspectées les marchandises et où les identités étaient prises. Coralie repéra une file «Habitantes», beaucoup plus courte et sans véhicule ou marchandises apparentes. Elle passait sur le côté du sas et ne semblait pas subir de fouille. Coralie observa l’écriteau quelques instants. Elle n’avait plus habité là depuis des années, mais qu’était-elle venu faire ici sinon ? Elle n’avait rien d’une marchande.

Elle fut bousculée et failli lâcher son vélo, crevé, qu’elle avait dû pousser le dernier kilomètre.

- Eh, attention !

Une voix aiguë et pétillante lui répondit.

- Pardon !

Une enfant. C’était une petite tête rousse aux cheveux bouclés, un bouquet de fleurs à la main, qui se glissa dans la file «Habitantes» en riant. Elle slaloma entre les quelques personnes attendant leur tour. Au bout se dressait une table ou une personne vérifiait un livre imposant. Le registre de la ville. Elle l’inspectait et posait des questions aux personnes qui se présentaient, encadrée de deux gardes armés. La gamine couru vers la table, déposa une fleur sur le registre, fit un pied de nez aux gardes et continua vers les maisons à l’intérieur des murs. Un garde sembla prêt à la poursuivre, mais la vérificatrice du registre l’arrêta d’un geste. Cette enfant devait être bien connue à l’entrée.

Coralie se mit à la file. Des souvenirs lui revenaient par bouffées, de plus en plus alors qu’elle se rapprochait de la ville. Elle aussi avait couru à travers ses portes, Museau à ses trousses. Les armes l’avaient toujours dégoûtée. Elle se revoyait parfaitement en l’enfant qui venait de passer, le poids des années qu’elle avait passée à l’usine l’accabla. Son père adorait voir un bouquet de fleurs sur la table ; elle s’était souvent éclipsée pour en cueillir pour lui.

La ville, sa ville, lui apparaissait davantage alors qu’elle passait la porte, appuyait son vélo contre une barrière et s’asseyait à la table. Elle se sentait entre le rêve et la réalité, les visages qui lui faisaient face étaient parfois emportés par des images de son enfance. Les maisons n’avaient pas bougé. L’odeur qui lui parvenait était rattachée à un autre temps. Elle répondit machinalement aux questions qui arrivaient comme étouffées à son oreille.

- Bonjour, quel est votre nom ?

- Coralie Pernel

- Âge ?

- Vingt-cinq ans

Elle s’entendait répondre à distance, son corps flottant de la chaise à un champ fleuri. Ici, un registre d’une autre année fut posé sur la table, ses pages se tournèrent. Là, elle se roulait dans la mousse encore humide de la rosée matinale. La voix continua.

- Je vois que vous n’avez pas été enregistrée depuis un certain temps.

- Je suis partie quelques années…

- Pouvez-vous me dire quand vous avez été enregistrée pour la dernière fois ?

- Euh... il y a peut-être douze ou treize ans.

Ici, un doigt posé sur le registre semblait suivre les indications notées, des éléments de sa vie. Là, Museau se couchait dans la mousse avec elle, le groin à un pas d’une fleur violette et de feuilles grasses, qu’il croqua quelques secondes plus tard.

- J’aurais besoin de quelques autres indications pour vérifier que c’est bien vous. Qui sont vos parents ?

- Mélia Perclu et Vincent Écuel. Ma mère est morte lors de la dernière épidémie.

Ici, l’air désolé de la vérificatrice et ses condoléances. Là, Museau et elle se relevaient et cueillaient des fleurs. Ici, les quelques questions sur son école et son lieu de vie passèrent de manière aussi automatique que les autres. Là, les inséparables rentraient en ville, un bouquet à la main. Ici, un tampon s’écrasa sur le registre comme un lointain marteau de forge vers l’ancienne gare, ou le lac. On lui demanda encore si elle avait croisé du monde ces derniers jours, lui annonça qu’elle devrait s’isoler quarante-huit heures par précaution, et lui souhaita la bienvenue dans sa ville. Ici, comme là, elle s’élança vers son domicile.

Elle s’élança sous les immeubles, reprit les rues qui étaient restées similaires à ses souvenirs. De temps en temps une enseigne la marquait. Les magasins avaient, eux, parfois changés en une dizaine d’années. La fortification de la ville se limitait à l’extérieur. Le long des rues et ruelles de son enfance, les images du passé se multipliaient. Elle avait passé journées entières à éviter l’école, des nuits entières à jouer sous la lune lorsque ses parents, dans les moments difficiles, se disputaient.

Le quartier commercial laissa place au quartier de la gare. Les vitrines des magasins laissèrent place à davantage de bistrots et bars. Coralie continuait de pousser son vélo crevé. La réparation de Marron avait atteint sa limite, mais cela n’importait désormais plus. Elle avait pensé à le laisser au bord de la route mais il portait aisément ses affaires et, d’une façon, elle s’y était attachée ; elle le réparerait. Elle avançait dans des rues passantes, chargées de gens, d’odeurs, de bruit. Les éclats de voix des bistrots, les fumées des moteurs et des restaurants, ce quartier qui l’impressionnait petite lui paraissait étrangement bondé.

Elle accéléra le pas vers les nouveaux bâtiments, le quartier construit depuis que le lac était descendu de quelques dizaines de mètres. C’était là qu’elle avait grandit, son quartier sur l’eau. Quelques longues tranchées dirigeaient l’eau du lac vers les épurateurs, qui la redistribuaient aux habitants. Coralie et son vélo franchirent l’un des ponts en pierre qui enjambaient ces canaux. Des têtes se tournèrent dans sa direction lorsqu’elle s’engouffra dans la rue principale du quartier. Les résidents de ce coin de ville avaient tendance à se connaître, au moins de vue. Ce quartier n’était plus vraiment le sien. Des années à l’étranger, des années à refouler ses souvenirs d’enfance et son appartenance à ce lieu avaient brisé le lien qui l’unissait à cette ville mieux qu’un coupe-boulon.

Le lac se dessina entre deux immeubles, une tranche d’eau bleue encadrée par les murs gris. Elle repensa à Museau et les images eurent soudain un goût fade. Courir dans les rues avait été joyeux et enivrant, et cela grâce à son compagnon. Il avait été tué dans cette ville. Depuis la place de jeux, devant l’immeuble qui avait abrité ses nuits et quelques fragments de ses journées, elle ne se voyait plus vivre ici.

Une vision d’avenir se glissa comme un murmure à son oreille. Son père et elle, le sourire aux lèvres, sortaient d’une maison en bois arborant un arc-en-ciel par-dessus le porche. À quelques pas, un jardin paré de rouges, bleus vifs, lilas et jaunes-orangés. Quelques arbres et buissons l’entouraient, des plantes grimpaient sur une arche qui apportait de l’ombre dans l’allée centrale. Coralie jardinait avec son père et d’autres personnes : elle distinguait Val qui retapait l’arche, Page qui taillait un arbre.

Puis elle se vit dans une barque, sur un lac brumeux, répandant des fleurs dans l’eau en mémoire de sa mère. Son père et elle les attrapaient par poignées dans un grand seau et les disposaient une à une à la surface alors que leur embarcation dérivait. Les fleurs formaient une nappe élégante qui se formait par sa main et disparaissait ensuite dans la brume.

Coralie poussa la porte de l’immeuble. L’être courbé qui se tenait derrière s’écarta d’un bon et haussa les sourcils. Celle qui lui faisait face était déjà une voisine à l’époque où elle descendait ces escaliers quatre à quatre. Elle ne reconnu pas Coralie mais, la surprise passée, lui adressa un sourire poli.

- Bonjour ! Je peux vous aider ?

Le brouillard de ses souvenirs s’apaisa dans son esprit pour laisser place à des questions. Elle se demanda si cette personne était au courant du sort de sa mère. Si elle avait été là pour elle ou non. Ce n’était pas trop le style du quartier. On se souriait par principe, mais manger ensemble une fois par an suffisait. Elle lui sourit en retour.

- Non merci, je viens voir mon père.

Puis s’élança dans les escaliers.