Elias - 26

Le soleil était haut dans le ciel et chauffait la terrasse de l’auberge. Son reflet sur le mur blanc et l’abri du vent que le bâtiment offrait donnaient l’impression aux cinq coursières d’être déjà en été. Les tables étaient vides aux alentours, les bancs abandonnés et les parasols pliés. Avec l’air encore frais, les gens du coin préféraient manger à l’intérieur. Pour les coursières, le temps passé à se confronter aux éléments et à la météo capricieuse de la région leur avait apporté une certaine tolérance et sérénité face aux variations de température et d’humidité. Elles se réjouissaient en réalité de pouvoir profiter d’une bise soutenue ces jours avant de devoir affronter la fournaise pendant plusieurs mois.

Kim venait d’apporter les verres et se laissa tomber sur les genoux d’Halim qui poussa un gémissement exagéré en signe de protestation. Elle se releva, adressa un clin d’œil à son binôme avant de retourner s’installer sur sa chaise longue. Leur vie s’était stabilisée avec la reconnaissance de leur rôle de transmission des tisserandes de la Forclaz aux forestières du Moléson, des maraîchères de Saanen à la ville.

Cette auberge était leur repaire. Elles n’y étaient jamais longtemps, mais s’y retrouvaient régulièrement pour se voir, échanger leur pensées, se raconter leur vie. Au passage, elles en profitaient souvent pour se refiler les lettres qu’on leur avait confiées et qui devaient être livrée dans le secteur d’une autre. Une sorte de centre de tri. La tenancière de l’auberge les accueillait toujours à bras ouvert, heureuse d’avoir par la même occasion des clientes et des nouvelles du monde. Pour elles, la chambre était offerte.

Halim et Kim étaient le seul binôme de la bande. Les autres : Tim, Neima et Selim tenaient davantage du comportement solitaire des taupes que de l’essaim d’abeilles. Selim, qui tenait sont habituel diabolo menthe d’une main large et parée de bagues leva son verre à l’attention des autres coursières qui, elles, sirotaient des sirops de thym, les breuvages favoris de la maison.

- À votre santé, aux courbatures et aux jours de pluie pour monter les commandes à l’atelier de la Forclaz !

Les amies pouffèrent et les verres s’entrechoquèrent. Le confort de se savoir bienvenues dans tout la région adoucissait leurs trajets et rendait leurs retrouvailles délicieuses. Kim parcouru leur groupe des yeux. Unies dans leur rôle et par leur brassard décoré d’un M noir sur fond jaune, la troupe rassemblée autour de la table était d’une hétérogénéité remarquable :

Tim, l’aîné du groupe, avait des cheveux qui tiraient d’avantage sur le sel que le poivre. Ses contacts réguliers avec la ville en faisaient davantage un citadin dans ses manières et son costume, gardé à l’abri sous une cape lors de ses périples. Neima, née dans une famille paysanne dans la vallée de Saanen, se baladait dans sa salopette aux multiples poches, robuste et pourtant mainte fois raccommodée. Elle parlait peu, par habitude, mais savait se faire entendre. Selim, barbe longue et cheveux raz, les épaules larges et l’air le plus sérieux de la bande muni des blagues les plus fines. Halim, son acolyte de toujours, réchaufféx à la tenue minimale. Iel portait un bonnet «pour le style» qui devait – avec le brassard jaune – accumuler autant de tissu que le reste de sa tenue. Son énergie sans limite et sa bienveillance lui donnait un rôle de batterie sur laquelle Kim pouvait compter. Et enfin elle-même, à l’allure plutôt simple, qui portait une ample chemise à fleurs rouges.

Au-delà du plaisir des retrouvailles, les coursières profitaient de ces réunions pour s’échanger les nouvelles de la région et – éventuellement – les paquets ou lettres qui devaient finir dans le secteur d’une autre personne. Selim se lança dans un retour de son récent trajet dans les montagnes au sud du pays d’en-haut. Les anarchistes de l’Hongrin avaient finalement passé des accords d’entraide avec la Fédération Montagnarde. Après deux ans d’organisation séparées, le peu d’eau dans les cimes et l’adaptation difficile de certaines cultures avait soudé le rapprochement des pépinières et semencières.

Kim prenait des notes dans son carnet pour pouvoir retransmettre au mieux les informations aux habitantes des parages du Moléson. Le bal à Saanen, le commerce et les jeux de pouvoir de la ville, l’état du gigantesque troupeau de moutons établi entre Gaules et Jaman, les joies et les peines. L’espoir.

Puis Tim enchaîna sur une lettre qu’on lui avait confiée et semblait le déconcerter.

- On m’a filé une lettre. Cette personne m’a dit d’aller trouver un type qui s’appelle Elias, qui peut être n’importe où dans la montagne là-haut.

Il marqua un temps d’arrêt, les sourcils froncés, avant de reprendre.

- Elle m’a payé en monnaie de la ville pour chercher pendant quatre jours. Honnêtement j’ai peu d’espoir, c’est un voyageur donc les noms des habitantes servira à rien, faut aller toquer aux portes et retrouver sa trace.

- Elle s’appelle pas Coralie ta citadine ?

Selim s’était redressé sur sa chaise, un sourire aux lèvres et l’œil brillant. Tim redressa la tête en prenant une grande inspiration.

- Oui. Tu la connais ?

- J’ai croisé Elias.

Halim et Kim éclatèrent de rire et Tim se leva d’un bon.

- Wouuhou ! J’étais sûr que c’était peine perdue !

- Et non mon pote, Elias m’a même filé une lettre pour une Coralie de la ville, on échange ?

Ce phénomène d’échange était rare, mais jouissif. L’enthousiasme autour de la table était à son comble quand la tenancière de l’auberge sortit leur demander si tout allait bien. Elle se couvrit les yeux pour s’habituer au soleil brillant. Tim sortit une bourse de son sac et l’envoya dans sa direction. Elle l’attrapa d’une main, scuta son contenu puis plissa davantage les yeux vers lui ; une question muette à l’émetteur.

- On peut avoir combien de sirops avec deux cents Léman ? On est payé à ne rien faire maintenant.

Kim failli s’étouffer avec la dernière gorgée de son sirop et elle toussa quelques fois avant de rejoindre le rire collectif. L’aubergiste prit le temps de considérer la question.

- Si encore c’était des Grues, j’ai bien des patates qui montent de Bulle. Mais les Lémans, bof. C’est pas mes contacts.

- Très bien, j’irai faire du change. D’ailleurs celle qui m’a filé cette thune m’a dit qu’elle partait bientôt vers Bulle. Halim, Kim, vous y passez bientôt ?

- Dans la semaine là, y a deux trois événements qu’on a pas prévu de rater.

Une nouvelle tournée de sirop fut apportée par Halim avec une carafe d’eau. Tim donna la lettre de Coralie à Selim. Celui-ci donna la sienne à Kim pendant que Tim s’appliquait à leur décrire le plus précisément possible la personne et où elle pouvait se trouver. Kim jubilait. C’était le seul transfert matériel entre zones pour ce mois, mais quelle satisfaction. Un échange parfait.