Elias - 27

Perché dans les branches d’un chêne accroché au rocher, à deux pas du vide, Elias recevait avec reconnaissance la chaleur du soleil couchant. Sous ses pieds s’étalait les marécages de l’Hongrin, vestiges d’un ancien lac avant la chute du barrage. D’après les gens qui l’avaient accueilli à Arnon, un tiers des barrages avait rompu avant la dernière guerre à cause du manque d’entretien et de leur matériau. Ensuite, avec la fin des glaciers permanents, les niveaux d’eau avaient baissé et les ruptures s’étaient faites rares. Ici, l’événement traumatique d’hier était devenu la beauté d’aujourd’hui, un assortiment de gouilles et d’étangs, de mares et de flaques traversées de ruisseaux sinueux qui finissaient leur course dans la vallée.

Sur ses genoux, la lettre de Coralie qu’il avait lue trois fois déjà. Il prenait le temps de l’assimiler. Elle avait pensé à lui et espérait qu’il ait trouvé le remède qu’il cherchait. Puis la découverte de la lettre qu’elle avait envoyée, ouverte sur la table de la cuisine à côté d’une photo de famille avec son cochon et ses parents. La lettre avait été retournée et, au dos, elle avait lu ces mots dévastateurs : «Merci ma licorne, merci infiniment. Je t’aime».

Elle l’avait raté. Sûrement de quelques heures. Sa main avait tremblé sur le début de la lettre, et les quelques gouttes sur le bord de la feuille avaient peu de chance d’avoir été causées par la pluie. S’en voulait-elle pour la durée de leur trajet ? Elle s’en voulait assurément pour ces dernières années où elle aurait pu envoyer des nouvelles, rentrer. Les émotions liées aux deuils sont complexes. Elle semblait se consoler qu’il ait lu sa lettre. Celle-ci, au moins, était arrivée à temps.

Coralie expliquait encore comme elle avait répandu des fleurs sur le lac en mémoire de ses parents. Elle avait fait un tour avec le voilier de son père, voiles baissées, puis l’avait offerte aux enfants du quartier. Avec une boîte laissée par son père pour elle et des flacons qu’elle avait volé à l’usine, elle avait pu se fournir en habits imperméables, réparer son vélo et comptait retourner à Bulle. Pas question de vivre dans un cimetière.

Elle terminait par le remercier. Après trois lectures concentrées sur le premier passage, Elias se tournait maintenant en boucle les dernières lignes :

«Je voulais aussi te dire merci, à toi. Merci de m’avoir accompagnée et soutenue dans cette aventure. J’ai pu vivre d’autres émotions que le malheur de l’usine, et tu n’y es pas pour rien. Si jamais ton chemin de retour t’amène à te promener vers Bulle, n’hésite pas à passer dire Bonjour. J’aurai certainement encore un peu de sarcasme à te réserver.»

Des mots touchants. Au-dessus du marécage, sur la crête en face, un parterre de marguerites parsemé de quelques tournesols précoces paraissait flotter dans les brumes du soir. Elias sourit. Des brumes d’espoir.

**

Assise en tailleur dans le jardin, appuyée contre un jeune chêne, Coralie profitait du dernier rayon de soleil du soir. Une poignée de feuilles mortes s’envola et passa par-dessus ses jambes. La bise soufflait en rafales et les haies du squat et des jardins alentours ne cassaient qu’une partie du courant. En face d’elle, à quelques pas, Val tenait une discussion animée avec Kim.

Celle-ci était une messagère d’une région voisine, la queue de cheval portée haute et retombant sur le côté comme un jet d’eau dans un vent d’ouest. Sa chemise aux grandes fleurs rouges donnait bien dans le jardin. Kim connaissait bien l’équipe du Monde – qui faisait essentiellement le lien pour les lieux autonomes de Bulle – avec qui les échanges étaient régulier pour tisser un réseau d’information efficace et large. Cette messagère-là était venue avec son binôme de voyage, ce qui lui avait immédiatement fait penser à Elias. Celui qui avait été son acolyte, elle n’en avait plus de nouvelles. Et voilà que Kim débarquait avec une lettre d’Elias pour elle.

Sa vie avait explosé depuis son départ de l’usine. Ce qui l’avait tenue, en plus de la détresse qui l’entraînait vers la ville où son père ployait sous le poids du cancer, c’était Elias. Elias et ses rêves mêlés à un sens pratique étonnant. Elias qui savait survivre hors des murs en béton et des cages en fer, qui semblait à l’aise pour parler avec des inconnues, qui dégageait une confiance en les bonnes intentions des personnes chez qui iels étaient passées. Elle lui avait confié une partie de ses craintes et angoisses, jusqu’à conscientiser qu’elle pouvait se passer de celles-ci. Il avait été là et elle en était reconnaissante. Maintenant, la lettre dans les mains, elle percevait à nouveau sa présence à travers ses mots.

Il y était arrivé. Traverser la plaine et rejoindre les Alpes, trouver des réponses. Certes insuffisantes et aucun remède magique à l’épidémie en cours, mais des pistes, des espoirs. Surtout une possibilité pour limiter la virulence de la maladie, s’offrir une meilleure protection collective.

Ces mots poétiques décrivaient un paradis, perché, là-haut. Coralie imagina son acolyte dans un monde féerique qu’elle aurait aimé connaître. La lettre parlait de lac et de papillons, de plantes, d’oiseaux, de vie. Depuis son jardin et ses fleurs, elle laissa sa tête construire le reste du décor pour s’y projeter. Une partie d’elle avait eu envie de le rejoindre. Quelques lignes plus loin, pourtant, elle avait écarté cette idée. Le souhait d’Elias qu’elle ait pu passer du temps avec son père, bien qu’aimable, avait été pour elle apporté une tache sombre au tableau et une larme avait roulé sur sa joue.

Elle se sentait heureusement bien ici. Retrouver les habitantexs du squat lui avait offert un nouveau quotidien. Elle avait découvert des enjeux politiques de l’organisation collective, des manières d’être et de communiquer qu’elle n’avait encore jamais côtoyées. Val lui avait été d’une grande aide pour apprendre et s’intégrer. À l’écoute, respectueuse, Coralie s’était attachée à elle ; elles passaient maintenant le plus clair de leur temps ensemble.

Elle relu les derniers mots de la lettre : «Au plaisir de te revoir, un jour, là où la vie nous mène. Au bord d’un lac où dans un sous-bois fleuri. D’ici-là, je te souhaite le meilleur : vivre». Elle se leva et se tourna vers le ciel. Dans le souffle du vent, elle adressa sa réponse muette à un nuage qui partait vers l’est : «Au plaisir, Elias, et merci. Nous verrons bien, là où la vie nous mène.»

- Fin