Elias - 4

Elle referma son carnet et posa son crayon. Elle prit son sac soigneusement rempli, vérifia la couture des sangles d’épaule qu’elle avait dû refaire et rangea encore sa gourde avant de le mettre sur son dos. Puis elle sortit. Le vent la frappa au visage et son réflexe fut de reculer contre la porte qui venait de se refermer. Elle baissa la tête et se lança sur le goudron, la rage au ventre, ses pas la menant sur le chemin du bord du lac.

Une tempête s’annonçait. D’énormes nuages noirs s’élevaient en colonnes, tandis que les bourrasques faisaient filer les nimbus de basse altitude. Des volets claquèrent. Le vent s’engouffrait dans les rues comme un groupe de taureaux énervés, renversant tout sur leur passage. Un container se renversa à quelques mètres d’elle, renversant son contenu – des poubelles – sur la chaussée. Elle voulut rabattre sa capuche sur ses cheveux ; celle-ci s’enleva au souffle suivant. Elle inspira un bon coup et continua son chemin d’un pas décidé.

Au bord de l’eau, elle observa les vagues déferler sur les rochers et les arbres ployer. Elle avança à contre-vent jusqu’au bout du quai, où elle sentit l’ampleur des rafales qui faisaient claquer ses vêtements, voler ses cheveux et tentaient de l’emporter avec. Une vague naquit en elle, grandit et déborda à ses lèvres en un cri qu’elle ne put maîtriser. Seule face aux flots, elle répondit à la rage des éléments par sa propre fureur, des émotions qui ne trouvaient leur place que dans un déferlement. Le cri devint un rugissement alors qu’elle sentait le bien qu’il lui procurait : un sentiment de liberté.

**

Elle passa le portail d’enceinte de l’usine, les gardes, puis arriva devant l’entrée. Poussant la porte du bâtiment, elle tomba nez-à-nez avec son patron. À son visage fermé, sa mâchoire serrée et ses sourcils froncés, elle se dit qu’il n’avait pas l’air heureux. Ce n’était pas surprenant ; il n’avait jamais été aimable ou joyeux, ni avec elle ni quiconque et l’on préférait généralement l’éviter qu’aller boire une chicorée avec lui. Ses remarques étaient généralement acerbes. Pour se faire apprécier, il fallait parler chiffres et rendement. Il la fixa droit dans les yeux en commençant sa tirade.

- Eh ben c’est pas trop tôt ! Arriver en marchant et en retard alors que nous sommes en retard sur les livraisons, les clients menacent de ne pas payer et se tourner vers l’usine de Zurich à l’avenir !

Elle jeta un rapide coup d’œil à l’horloge au mur : elle était en retard de 3 minutes. Son patron enchérit.

- N’essaie même pas de me dire que ce ne sont que quelques minutes. C’est ton labo qui est le plus à la traîne, où en est ton amide ? Il y en a des besoins urgents, tu sais très bien que des vies en dépendent. J’ai été voir dans les stocks, il n’y a eu aucune avancée hier de votre part. Mais où as-tu la tête, bordel !

Elle tenta une réponse pour calmer le jeu en se faisant petite, personne ne gagnait en lui tenant tête.

- Mes collègues seront là aujourd’hui, nous allons accélérer. Ce sont des produits dangereux, nous ne pouvons les faire qu’en étant très concentrées et prudentes.

Le visage de son patron s’empourpra et sa réplique ne tarda pas.

- Tu crois être la seule à bosser avec des produits dangereux ? Toute l’usine est basée là-dessus ! Si tu veux avoir ta paye tu as intérêt à montrer une efficacité hors norme aujourd’hui, on ne peut pas se permettre des délais pareils !

Un court répit le temps qu’il reprenne sa respiration, puis il lâcha.

- Et qu’est-ce que tu fais encore là ? Tu veux perdre encore plus de temps ? Allez, merde ! Je veux des résultats avant midi ! Et dis à tes collègues qu’il n’y aura plus de jour de congé jusqu’à ce qu’on rentre dans nos chiffres !

Elle baissa les yeux et acquiesça en essayant de garder son calme avant de filer en direction des escaliers. Dès qu’elle eût tourné au coin du couloir, la colère qui bouillonnait en elle ne fut plus soutenable et elle entra dans la première salle accessible – un local de stockage. Elle prit le temps de refermer la lourde porte anti-feu, attrapa une blouse accrochée au mur, mordit le tissu avec force et hurla. Si sa voix fut étouffée, tout son corps tremblait et elle se recroquevilla pour limiter la douleur dans son ventre. Quand ses poumons furent vides, elle frissonna, se redressa et jeta la blouse dans un coin. Sa voix si peu utilisée au quotidien devenait moteur de rage, de changement. Elle devait quitter ces lieux au plus vite, partir loin, ne jamais revenir. Elle voulait revoir ses paysages d’enfance, son grand lac, la ville qu’elle avait fuit. Elle devait retrouver son père.