Elias - 3

Cela faisait bien une heure qu’il marchait le long de ce sentier mal dessiné, sautant par dessus les racines, écartant délicatement les ronces, ses yeux essayant de ne pas rater une information au passage, une plante à ramasser, un danger à éviter. Son ouïe s’était pourtant relâchée un peu, depuis qu’il avait mis de la distance à la dernière route, mais il savait que le chemin était régulièrement fréquenté et ne désirait nullement rencontrer des gens ici.

La forêt autour de lui était d’une mixité étonnante. Des arbres de trente mètres pointaient vers le ciel, tendit que des arbrisseaux, buissons et fougères se partageaient les zones ombragées. Des champignons et des mousses recouvraient en de beau tapis les racines et les troncs des arbres, des lichens blancs pendaient comme de longues barbes le long de certaines branches. Il saluait parfois ces arbres à barbes comme de vieux sages, témoins du passage des êtres et du temps. Tout semblait calme, au repos. Les seuls êtres débordant d’énergie étaient des fourmis, dont les colonies qu’il dépassait atteignaient plus d’un mètre de haut.

Tout à coup, son oreille capta des voix. Le vent venait de tourner et lui fit parvenir des bribes de dialogue, elles ne semblaient pas venir de très loin. Il se jeta dans les fougères, attrapa de la mousse et des feuilles pour se camoufler et alla s’adosser contre le tronc d’un buisson d’aubépine. Caché par le feuillage, couvert de mousse et fougères par précaution, il prit une grande inspiration pour calmer son esprit et se concentrer sur les sons qui lui parvenaient.

Quatre personnes, peut-être cinq. Probablement adultes, se taillant un passage dans la forêt. Il sentit son couteau sous son aisselle et espéra de tout cœur ne pas devoir s’en servir. Plutôt fuir si possible, ou se cacher ; il n’aurait aucune chance en combat. Ses quelques expériences en la matière l’avaient suffisamment marqué pour qu’il n’ait pas envie de recommencer. En faisant attention à ne pas froisser des feuilles ou craquer une branche, il attendit que d’autres bruits lui parviennent. Le silence était revenu. Le vent avait-il à nouveau tourné ? Attendant un signe quelconque pour savoir si le danger était encore là, il remercia l’aubépine pour sa protection et mangea quelques-unes de ses feuilles qui pendaient à portée de bras. Il plongea dans ses souvenirs.

---

- Attends, Marco !
- Laisse-le petite grenouille, il a besoin de courir.
- Mais on va le perdre !
- Mais non.. Marco, nous on s’arrête !

Le groupe se mit au pas, soufflant profondément. Les plus jeunes de la communauté étaient toutes présentes lorsqu’il s’agissait de se dépenser dans la forêt et les plus âgées les y encourageaient. Courir était un entraînement essentiel après tout, et la présence d’Ophélie assurait que d’autres apprentissages seraient liés à la sortie. Cette dernière était grande avec un visage rond. Elle avait vu passer cinquante printemps et était depuis longtemps la référente sur les secrets des plantes, un rôle qui lui allait comme un gant. Ses talents de conteuse étaient aussi admirés. Chaque plante avait son histoire et, parfois, quand l’envie lui prenait ou que les petites insistaient en tirant sur sa tunique, elle se lançait dans un long récit faisant intervenir différents êtres et choses, une épopée du vivant.

Ophélie alla s’asseoir sur des mousses à l’aspect de coussins douillets, s’adossant contre un arbre. Immédiatement, les plus petites s’assirent devant elle et les plus grandes s’installèrent en un large demi-cercle. L’une sortit quelques fruits secs de son sac et les fit passer.

Le grand arbre qui leur offrait de l’ombre était un hêtre. Sa couronne, bien formée, se mêlait à celle de ses voisines, laissant passer quelques rayons ici et là, parfois un morceau de ciel. Au loin, des nuages traversaient les cieux comme un troupeau de moutons grisonnants. Des oiseaux poursuivaient ce troupeau de brume un instant avant de revenir se poser dans des branches hautes en sifflant, criant, chantant. Nombreuses étaient celles de la Communauté des Saules rêvant de s’envoler et d’aller voir le monde de là-haut.

Au pas de course, Marco revint vers le groupe. Il attrapa Élias qui, à quelques pas de là, était plongé dans la contemplation d’un buisson d’aubépine et le traînant par le bras, s’assit avec lui dans le cercle. Où qu’ils soient, ces adelphes prenaient toujours soin l’un de l’autre sans que leur complicité ne pose de problème au groupe. Ophélie ne contait pas encore, elle discutait avec une adelphe de moins de dix printemps qui venait courir en forêt pour la première fois et avait des étoiles dans les yeux.

Marco, ayant repris son souffle, haussa la voix pour que la conteuse l’entende.
- L’histoire a déjà commencé ?
Plusieurs têtes se levèrent, reposèrent les fruits secs au sol.
- Pas encore, as-tu une proposition de sujet ?
Il hésita une seconde, puis fit un clin d’œil à Élias et lança :
- Si tu pouvais nous raconter l’histoire de la plante qui hypnotise les botanistes : l’aubépine !

Les plus jeunes pouffèrent, Ophélie sourit. Elle attendit le calme et commença à conter, comme elle savait si bien faire, emmenant chaque membre de la communauté dans son monde. Élias était plongé dans cette histoire et son regard étincelait. Chaque intonation, information et émotion du récit atteignait directement sa chair, se gravait dans son esprit. Il était en bonne voie pour reprendre le rôle de la conteuse, passionné et passionnant qu’il pouvait déjà être en parlant du vivant. L’apprentissage durerait certes des années et il devrait un jour faire davantage d’échanges avec elle pour pouvoir retenir et transmettre toutes les connaissances essentielles à la communauté lorsque le besoin viendrait. D’ici-là, il écoutait, retenait tout.

L’aubépine était une plante qui ne lui était pas étrangère – il l’avait plus côtoyée que quiconque des Saules – mais il s’émerveillait encore de ce qu’elle pouvait apporter et adorait voir ses adelphes intégrer certaines de ses fleurs dans les plats, boire des infusions de ses feuilles et fruits ou broyer ces derniers pour de la farine à mélanger à d’autres. Intrigué par ces buissons répandus, il avait participé à de nombreux essais découverte en cuisine et ne lâchait jamais son bâton en bois d’aubépine ; cette plante devenait son totem et il se sentait en sécurité à proximité d’elle.
Ophélie narrait la complicité d’un buisson d’aubépine et d’un lérot, celui-ci profitant de l’abri apporté par les épines denses du buisson pour échapper à ses prédateurs. Elle fit une pause pour boire un peu d’eau.

Élias en profita pour parcourir du regard les visages alentours. L’audience restait captivée, à l’exception de Marco qui avait décroché, perdu dans la contemplation des cimes. Il sourit. Les deux complices s’étaient séparés les hauteurs d’arbre où ils se sentaient bien : le botaniste en bas, le casse-cou en haut. Il apprenait petit à petit à grimper et se déplacer sans toucher le sol, mais son vertige le bloquait régulièrement et Marco avait déjà dû le redescendre à la corde. Il n’osait pas grimper seul.

La voix d’Ophélie s’éleva et ses pensées convergèrent immédiatement vers l’histoire, le reste disparut. Il n’y avait plus d’humains, plus de plantes. Il restait l’aubépine, et les battements de cœur d’Élias. Boum-boum, boum-boum.