Elias - 25

- Aah !

Son pied glissa sur le grès poli et mouillé. Avec horreur, il vit son bâton tenter de prendre appui, rencontrer le vide, être emporté sans contrainte en direction de la vallée. Il le laissa partir. Son corps pencha à la suite de la branche qui l’avait aidé dans sa marche, vacilla dangereusement au bord du précipice. Si proche du but. Le vide s’avançait vers lui, prenait toute la place, tout son champ de vision. Ses genoux tremblaient, flanchaient. Les rochers au pied de la cascade ne paraissaient plus si loin, finalement. Il s’accroupit. De ses mains, il s’accrocha de son mieux aux angles de la pierre sous ses pieds et ferma les yeux. Des tremblements partaient de sa poitrine, parcouraient ses bras, ses jambes. Mais il ne bougeait plus.

L’ascension avait été longue. Son vélo était resté couché dans un buisson proche de la jonction des rivières. Remonter le torrent avait mené Elias sur un chemin tortueux où la pente et les cailloux l’avaient convaincu de continuer à pied. Une branche trouvée et ramassée au bord du chemin avait fait office de bâton de marche, accordant un soutien à son genou. Au fond du vallon, la Torneresse moussait et rebondissait, glissait entre les lichens et les arbres, sautait par dessus un rocher, évoluait en l’étonnant torrent qui coulait à ses pieds.

Puis le chemin avait disparu. Droit devant, en lieu et place du sentier qu’Elias parcourait depuis des heures, un trou. Plus exactement, une cascade. Le chemin qui grimpait sur le flanc montagneux changeait ici de côté du vallon pour effectuer les derniers lacets en direction du col. Le ruisseau disposait déjà d’une étonnante force pour sa proximité du sommet de la montagne, l’orage récent avait dû gorger le sol en eau.

Elias s’était d’abord arrêté, surpris, déçu. Ici, la verticalité de la paroi rocheuse ne permettait pas d’éviter cette partie et continuer l’ascension en traçant son propre chemin. L’idée que l’ascension s’arrêtait là l’avait frappé comme une gifle. Elle signifiait une redescente tout le long du vallon et chercher une autre voie d’entrée dans les Alpes. Il devrait aussi retrouver à manger. Avec les provisions qui lui restaient, il tiendrait deux jours. Au plus. L’idée d’aller frapper aux portes du patelin qu’il distinguait encore en contrebas ne le séduisait guère.

Il s’était alors avancé, machinalement, jusqu’à la cascade. Le sentier rétrécissait pour être ici taillé dans la roche. À sa gauche, l’eau disparaissait dans le précipice avant de s’écraser, rebondir quelques fois puis retrouver une forme de ruisseau plus bas. À sa droite, la paroi de flysch semblait s’effriter à mesure qu’il s’approchait. L’alternance des couches sombres et claires lui avait fait penser à de fines couleuvres, vivantes. Elias observait ses couleuvres onduler contre la paroi quand il vit le passage.

Juste là, creusé autour de la cascade, un sentier d’un pas de large sur la roche humide ; juste assez large et haut pour lui. L’espace manquait : il serait plus proche de la pierre cassante et plus proche du vide. Il avait suivit du regard une goutte d’eau qui était tombée du plafond de ce passage, avait ricoché sur le coin d’une pierre et était repartie dans la cascade. Le vertige était monté en lui comme un pin sur la paroi d’une falaise : son corps se redressait tant bien que mal, luttait contre la gravité pour garder la tête haute.

Ce passage était sa meilleure option. Il avait été prévu pour que des personnes puissent passer là, se glisser le long du mur et continuer leur chemin. Les quelques pas qui le séparaient de l’autre côté de la cascade lui avaient semblé pire qu’un marathon. Puis sa main droite, appuyée contre la pierre, avait effleuré une feuille. Au milieu de cet environnement rocheux, un doux coussinet d’androsace vivait sereinement. La plante était bien ancrée, solide et douce à la fois. Après avoir inspiré et soufflé profondément à cinq reprises, il s’était engagé sur le chemin.

C’est ainsi qu’Elias se retrouvait recroquevillé là, assis sur ses talons, les ongles plantés dans les fentes de la roche pour ne plus glisser, des tremblements parcourant son corps. Une brume agitée s’était installée dans sa tête. Des images, des bruits, la cascade, le vide, comme des lamentations lointaines, des cris.

Au fond de son esprit, vieux fantômes rescapés, les images se précisaient. Il était dans ce même arbre, et distinguait les voix de Trille et Cap, de Kristo. Leurs visages apeurés sous les coups de feu, leur fuite, le bruit de leur pas se fondait dans le grondement de la cascade. Et Marco qui courait, slalomait, plus vite que les gens, que les flèches, que le vent. Des nuages sombres se rassemblèrent pour engloutir ces éclats, tourbillonner en frappant les parois de sa tête. Un éclair jaillit. Marco ne courait pas aussi vite que les balles. Et les corps tombaient dans le grondement de l’orage, Lapis et toute l’équipe de garde, sans discussion, sans sommation. Ophélie et ses histoires, Nord et les enfants, cachées, trouvées, abattues sans pitié. Les fumées de l’orage et des fusils, la poudre noire et le sang rouge, la peur glacée et la haine qui se déversait en tumulte, hurlante.

Une éclaircie à travers les nuages. La voix de Coralie sonna comme un écho dans sa poitrine, perça les cumulonimbus pour arriver à lui. Inspirer, expirer. Dans le bouillonnement et la hâte, la fureur et l’effroi, cette voix arrivait pour lui offrir un sursis. Elias s’y accrocha, saisit ce fil, ce rayon de soleil. Inspirer, expirer. L’angoisse l’avait plongé en apnée ; son effort pour respirer lui offrait des battements de cœur, un élan de vie.

L’herboriste suivit cet élan, cette lumière, ce souffle qui traversait les nuages et lui offrait de l’air, allégeait le poids sur sa poitrine. Les corps de ses adelphes et les cabanes des Saules détruites se brouillèrent, se mêlèrent au tonnerre et aux nuées sombres, figures mouvantes dans la tempête. Une douleur fusa de ses muscles crispés lorsqu’il se releva contre le mur et avança, pas à pas, suivant les mots de Coralie. Il essaya d’inspirer le bleu d’un ciel qu’il ne voyait pas, de souffler les nuages qui tourbillonnaient dans sa tête pour qu’ils se fassent engloutir par la chute d’eau.

Il arriva de l’autre côté de la cascade. La vision floue, il respirait maintenant trop vite et tentait de ralentir ce rythme qui avait rejoint le tambourinement de son cœur. Entre deux nuages obscurs, il distingua que le chemin s’élargissait. La cage qui bloquait sa poitrine se fissurait à chaque expiration, lui accordait plus de volume d’air.

Elias sentait qu’il devait s’écarter de là, du bruit et du vide, des horreurs dans les ombres et des souvenirs douloureux. Il monta sur le chemin, avança, trotta, couru quand il put et marcha lorsque son souffle ne suivait plus, guidé par la voix de Coralie et son instinct qui le conduisait loin de l’abîme, vers le sommet. Bleu du ciel, nuages gris. Comme un mantra, un phare. Bleu du ciel... Tout à coup, il se trouvait dans l’herbe. L’orage se calma, la voix dans sa tête était devenue musique, une note, lumineuse. Et la cage disparut, le poids sur sa poitrine se leva. Dans son esprit, les nuages cessèrent de tourbillonner puis se dissipèrent, emportant leurs cauchemars avec eux, laissant la place à une lumière presque aveuglante.

Le soleil brillait sur le col. La plupart des pierres étaient ici recouvertes d’un tapis d’herbes, de mousses, de fleurs variées. Un étang limpide offrait le reflet des sommets, des oiseaux aux plumes noires et au bec jaune, ainsi que des rares stratus. Elias était couché sur le ventre, son menton appuyé sur ses bras croisés. Les pulsations de son cœur résonnaient encore dans sa tête, dans ses mains, dans son ventre. Sa respiration était profonde, calme. L’instant était passé. Assez proche pour qu’il puisse la toucher s’il tendait le bras, une plante dont les inflorescences jaunes ressemblaient à de petits soleils lui faisait face.

Elias ne la connaissait pas. Des grandes feuilles à la base, des petites feuilles opposées sur la tige, il lui semblait parvenir à déceler son odeur depuis son lit d’herbes. Sa tige avait la hauteur d’un lièvre, ornée de capitules floraux jaune vif. Observer cet être qui s’épanouissait sur ce replat lui fit du bien. Être là, simplement, un instant.

Il en profita pour boire et manger une partie de ses réserves, le stress lui avait donné particulièrement faim. Il reprit sa marche un peu plus tard, chancelant. Son cœur ratait un battement de temps à autre, mais ses jambes le soutenaient assez pour avancer. Le col était large au point de ne pas voir la descente qui l’attendait de l’autre côté. Devant lui, le chemin remontait doucement sur ce plateau parsemé de fleurs, jusqu’au point qui l’intéressait. C’était là, selon les dires, la porte vers ce collectif alpin, la fenêtre sur le lac d’Arnon.

Comme surgit de nulle part, à quelques foulées seulement, un animal imposant se tenait au milieu du chemin et le regardait. Proche d’un chevreuil sous certains aspect – il se tenait sur quatre pattes, avait un pelage et une visage similaire – il s’en différenciait surtout par ses deux cornes gigantesques recourbées vers l’arrière. Bien plus massif qu’un chevreuil, le quadrupède restait planté là ; une force tranquille qui le toisait d’un air curieux. Presque impassible, il paraissait tout au plus un peu méfiant lorsqu’Elias s’avança dans sa direction. Au deuxième pas, il baissa pourtant la tête, les cornes en avant. Elias recula.

Au moment où il se demandait s’il ne ferait pas mieux de retourner près de l’étang pour laisser cet animal passer, une autre tête apparu derrière ce dernier, cornue également, puis une autre encore. Surgissant du versant où Elias se dirigeait, tout un groupe de ces individus passa le col et s’élança de l’autre côté, longeant l’arrête pour garder une distance raisonnable avec Elias.
Il remarqua les jeunes au milieu du troupeau, leurs petites cornes pointant discrètement de leur crâne. Le grand être qui lui avait fait face quitta le chemin pour les suivre. Ému par cette rencontre, Elias lança un au-revoir au troupeau, dans le vent. L’herbivore marqua un temps d’arrêt, et se retourna vers lui. Pendant un instant, l’herboriste était sûr qu’il allait lui répondre. Les deux animaux se regardèrent, un doux sourire fendit le visage d’Elias. Puis le quadrupède repris sa route.

Depuis le haut de ce passage, Elias contempla en contrebas un lac magnifique. Le bleu azur de cette cuvette entourée de sommets majestueux donnait un air magique à sa vision. De hauts arbres entouraient une partie de l’étendue d’eau en une forêt clairsemée. Au bord du lac, au nord, un établissement au bois sombre et au toit large se campait sur sa montagne. Elias distinguait à distance quelques personnes autour du bâtiment. Après un temps d’observation, il pensa même discerner des têtes dans l’eau ; des personnes se baignaient dans ce lac.

L’air était doux quand il entama la descente. Elias arrivait au bout de son énergie et de ses réserves de nourriture, mais une part de lui s’en fichait : il aurait ses réponses. Il arrivait enfin.